À Bali, le nouvel an ne rime pas avec musique ou foule. Bien au contraire, il débute dans la crainte des démons. Puis, il se poursuit par un rituel de purification collectif au bord de l’eau. Enfin, il s’achève dans le silence total, lorsque l’île entière s’arrête pour Nyepi. Ainsi, trois cérémonies marquent ce passage symbolique : les Ogoh-Ogoh, la procession de Melasti et le jour du silence. Chacune, à sa manière, relie les humains à la nature, aux ancêtres, et à l’ordre cosmique. Entre traditions vivantes et geste écologique, c’est toute une île qui prend le temps de se recentrer.
Article et photographies de Damien Lafon.

Ogoh-Ogoh : monstres rituels et purification collective
À la veille de Nyepi, les rues de Bali s’animent dans une ambiance électrique. Partout, des silhouettes gigantesques surgissent, mi-humaines, mi-démoniaques. En effet, les Ogoh-Ogoh sont des effigies fabriquées en bambou, mousse et papier mâché. Conçues par chaque banjar, elles incarnent les forces négatives : jalousie, violence, arrogance ou désordre intérieur. Dès les premières étapes, l’intention est claire : faire surgir ce qui doit être purgé. Leur apparence est pensée pour choquer : visages grimaçants, crocs acérés, yeux exorbités. Pourtant, ces monstres ne visent pas la peur gratuite. Au contraire, ils symbolisent ce que la communauté souhaite évacuer avant le silence du Nyepi. C’est pourquoi leur fabrication revêt une valeur cathartique. Par ailleurs, leur création rassemble jeunes, artistes et anciens dans un même élan collectif.
Ensemble, ils travaillent pendant plusieurs semaines, parfois tard le soir. D’un point de vue logistique, l’effort est immense. Cependant, la construction d’un Ogoh-Ogoh peut coûter entre 5 et 200 millions de roupies indonésiennes, soit jusqu’à 12 000 euros. Ces figures monumentales constituent un véritable investissement. Elles sont souvent financées par des dons, des collectes locales et une forte mobilisation bénévole.
Bali, processions, danses et brûlage : un théâtre sacré
Ainsi, le soir du Pengerupukan, veille de Nyepi, les Ogoh-Ogoh prennent vie dans les rues de Bali. À ce moment-là, l’île entière devient une scène rituelle. Musiques traditionnelles, torches, cris et tambours accompagnent la procession. Les porteurs dansent, tournent, bondissent et simulent des affrontements spirituels. En secouant les effigies, ils cherchent à désorienter les esprits errants. Le spectacle, bien que festif, reste profondément symbolique. Ensuite, vient l’instant final : la destruction. Dans de nombreux villages, les Ogoh-Ogoh sont brûlés au centre d’une foule rassemblée. Cet acte puissant marque la fin du chaos et la purification ultime. Ce qui est né de l’ombre retourne alors au néant. Dès lors, un nouveau cycle peut s’ouvrir.
Le saviez-vous ?
Certains Ogoh-Ogoh peuvent mesurer plus de six mètres de haut et nécessitent plus d’un mois de travail collectif. Bien qu’éphémères, ces géants incarnent les peurs de la société. Leur destruction symbolise l’effacement des énergies négatives avant le renouveau.

Melasti : cérémonie de purification balinaise avant Nyepi
Chaque année, plusieurs centaines de milliers de personnes participent aux cérémonies de purification qui précèdent Nyepi. À Sanur, Tanah Lot ou Kuta, certaines plages accueillent plus de 20 000 fidèles rassemblés face à l’océan. Quelques jours avant le silence, la cérémonie de Melasti se déploie dans toute l’île. Dès l’aube, les villages s’éveillent. Hommes, femmes et enfants marchent ensemble vers la mer, souvent pieds nus. Tous portent des tenues traditionnelles : blanc pour la pureté, jaune pour le divin, fleurs en offrande. Leur but est clair : purifier les temples, les objets sacrés, mais aussi les pensées et les fautes passées. La mer n’est pas choisie au hasard. Elle incarne l’infini, la mémoire et la force qui lave tout. Elle devient, pour un jour, un sanctuaire à ciel ouvert.
Un nettoyage spirituel et collectif
Les prêtres dirigent alors la cérémonie. D’abord, ils récitent des mantras et bénissent la foule avec de l’eau sacrée. Celle-ci est ensuite versée sur les visages, les mains, puis les pieds. Par ailleurs, certains objets rituels sont immergés selon les traditions du village. Quant aux offrandes, elles flottent doucement sur les vagues, emportées au loin par le courant. Ici, la nature n’est pas seulement un décor. Au contraire, elle participe activement au rituel. Elle transforme, efface, renouvelle. De ce fait, ce moment dépasse la seule purification individuelle. Il relie les humains aux dieux, aux ancêtres et aux éléments naturels. Ainsi, Melasti devient un temps d’équilibre et de réharmonisation. En s’unissant à la mer, la communauté retrouve symboliquement sa juste place dans le monde. Dès lors, elle se prépare intérieurement au silence sacré du Nyepi.
Le saviez-vous ?
Lors de Melasti, certaines statues sacrées quittent exceptionnellement leur temple pour rejoindre la mer ou une rivière. Même les objets les plus anciens sont transportés sur des kilomètres, car l’eau vive est considérée comme un canal direct entre le monde des humains et les divinités

Nyepi : journée de silence et introspection à Bali
Dès le lever du jour, Bali se fige. Aucun feu n’est allumé, aucun véhicule ne circule, aucun bruit ne résonne. Les rues restent vides, les maisons s’éteignent, et même les plages deviennent silencieuses. Pendant 24 heures, les Balinais observent le jour du silence, marquant le début du calendrier saka. Quatre interdits guident cette journée : ne pas allumer de feu (Amati Geni), ne pas travailler (Amati Karya), ne pas se déplacer (Amati Lelungan), et ne pas se divertir (Amati Lelanguan). Ce retrait volontaire s’applique à tous, y compris aux visiteurs, invités à respecter la trêve. Le silence s’installe partout : dans les foyers, dans l’air, dans les regards. En 2023, cette pause a réduit la consommation électrique de 40 %. En une seule journée, Bali a évité l’émission de plus de 20 000 tonnes de CO₂. Cette efficacité témoigne d’un rituel aussi spirituel qu’environnemental.
Nyepi, un rituel écologique et spirituel
Aujourd’hui, les effets de Nyepi dépassent la religion. Ils touchent la société, l’environnement et l’imaginaire collectif. En effet, en l’absence d’activité humaine, la qualité de l’air s’améliore nettement. La pollution sonore et lumineuse chute. La faune profite aussi de cette trêve. Des oiseaux réapparaissent près des habitations. Certains animaux traversent des espaces désertés d’ordinaire. Cette journée unique offre une parenthèse rare, à la fois intérieure et planétaire. À travers Nyepi, Bali démontre que silence, retenue et harmonie peuvent avoir un impact réel. Ce modèle inspire, bien au-delà de l’île, une autre manière de cohabiter avec le vivant.
Le saviez-vous ?
L’aéroport international de Denpasar ferme totalement pendant Nyepi, une première mondiale pour un événement religieux annuel.

Bali, une île en quête d’équilibre
À Bali, les rituels du Nouvel An ne sont pas de simples traditions. À travers les Ogoh-Ogoh, Melasti et Nyepi, l’île engage une triple démarche : faire sortir les tensions, purifier l’environnement et se reconnecter à l’essentiel. Chaque étape a son rôle : les monstres effraient les esprits, la mer nettoie les fautes, et le silence régénère les âmes.
Mais ces rites ne sont pas figés dans le passé. Au contraire, ils évoluent avec leur temps. Les jeunes générations participent activement à la création des Ogoh-Ogoh. Elles y découvrent les gestes, les récits et les valeurs de leurs aînés. Ce lien entre mémoire et transmission renforce l’identité collective.
De même, les lieux de Melasti s’adaptent aux réalités locales. Si la mer reste centrale, les lacs et les rivières deviennent aussi des espaces sacrés. L’essentiel est là : purifier avec l’eau vivante.
Enfin, après le silence du Nyepi, le Ngembak Geni rouvre la porte. Les familles se retrouvent, les sourires réapparaissent, les enfants jouent à nouveau. Ce contraste marque un cycle complet, où introspection et renaissance se répondent.
Ainsi, Bali ne cherche pas à fuir le monde moderne. Elle l’interroge autrement. Ces rituels rappellent qu’en se reliant à la nature, à la communauté et au silence, une société peut aussi se réinventer.
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